20
Où un hibou têtu devient
de plus en plus têtu
Les gisements de roche noire étaient rares et disséminés. Theo avait épuisé ceux de notre île, mais il espérait en trouver d’autres dans la région Sans-Nom, une contrée inhospitalière située à l’ouest. Il lui manquait un autre élément essentiel : de la « fleur de sel » – tel était le nom qu’il avait inventé. Combinée à la roche noire, elle rendait le métal plus facile à manipuler. On racontait que dans la région Sans-Nom des lacs s’étaient évaporés, ainsi qu’une petite mer enclavée dans les terres. Theo supposa que la fleur de sel y abonderait.
— Theo, je veux que tu prennes ces serres de combat avec toi, dis-je.
— Pourquoi en aurais-je besoin ? Je vais dans un territoire situé loin des combats. Aucun hagsmon n’y va jamais. Il n’y a rien là-bas, ni chouette ni quoi que ce soit, à part ce que je cherche. En plus, personne ne se doute que ces pierres ont un intérêt.
— C’est pour le voyage que je m’inquiète. Tu pourrais faire de mauvaises rencontres au-dessus de la mer Tume.
— Personne ne survole la mer Tume.
— Et comment es-tu arrivé ici, hein ? Fin de la discussion.
Il cligna des yeux.
— Encore un détail, fit-il.
Oh, quel insupportable casse-pattes ! Il n’abandonnait jamais. Je soupirai et, avant que j’aie eu le temps de répondre, il lâcha à toute vitesse :
— J’ai peut-être fabriqué ces serres de combat, mais je suis incapable de les utiliser. Je ne me suis jamais battu de ma vie.
— Je suis sûr que tu sauras te débrouiller si le besoin s’en fait sentir.
— Elles vont me gêner pour voler. Vous imaginez le poids ? Glaucis sait comment je vais manœuvrer, prendre un virage serré, sans parler de plonger pour attraper une proie !
— D’abord, tu ne vas pas les porter sur ta queue, que je sache. Passons donc sur le problème du gouvernail. Tu ne les enfileras pas non plus sur tes ailes, pas vrai ? Tu vas les mettre par-dessus tes serres. La seule différence, c’est qu’elles t’aideront à tuer tes proies.
— J’aurai un problème d’équilibre.
Un problème d’équilibre ! Theo détestait qu’on le contredise. Il devenait facilement grincheux.
— Je vais te dire quel est le problème : ton entêtement et ta manie de toujours vouloir avoir le dernier mot. Ce que je te propose, Theo, continuai-je lentement, c’est de suivre un petit entraînement afin que tu puisses…
— Que je puisse quoi ? Tuer quelqu’un ? Vous, par exemple ?
Je finis par craquer.
— Veux-tu bien fermer ton grand bec et écouter ton aîné ? J’aurais dû te renvoyer d’ici à coups de patte dans le croupion depuis des jours !
Il afficha une mine penaude.
— Pardon… Poursuivez.
— Oh, « poursuivez » ? Tu me donnes la permission de parler ? Comme c’est généreux. Ce que j’allais dire avant que tu m’interrompes aussi grossièrement, c’est que tu dois t’entraîner à voler avec elles.
— D’accord.
— J’ai gardé les boyaux et les tendons du lièvre que nous avons mangé, l’autre soir. Nous nous en servirons pour fixer les serres à tes pattes.
— Oui, bonne idée.
Je clignai des yeux, étonné. Le jeune hibou m’avait-il adressé un compliment ? C’était un jour à marquer d’une pierre blanche !
— Voilà ! m’écriai-je quelques minutes plus tard en finissant le dernier nœud. Prêt ?
— On va dire que oui, souffla-t-il.
— Allons, un peu d’enthousiasme ! Tu vas t’amuser !
— M’amuser, c’est ça…
— Je fais comme si je n’avais rien entendu ! grondai-je. Maintenant, tu vas décoller du sommet de la forge. La chaleur t’aidera à monter.
Une minute plus tard, Theo était dans les airs.
— Tu te débrouilles très bien ! criai-je.
— Ça ira tant que je volerai au-dessus des courants chauds. Ces machins pèsent lourd. Glaucis sait ce qui se passera si je croise un front froid ! Déjà, la pression différentielle va causer des ravages sur mon équilibre.
En attendant, les serres ne causaient aucun dommage à sa langue bien pendue. Il déversait un flot ininterrompu de paroles tout en volant en cercle au-dessus de la forge. Et pia pia pia, et pia pia pia… Personne ne parlait autant que ce garçon ! Je n’avais aucune raison de me tracasser pour sa sécurité : il était sans doute capable de tuer un hagsmon rien qu’en l’abrutissant avec ses bavardages !
Quand je compris qu’il ne s’éloignerait pas des thermiques tant que je ne serais pas à ses côtés, je décollai et le rejoignis.
— Allez, viens, on avance, mon garçon.
— Je ne sais pas, Grank. Mes pattes sont vraiment lourdes.
— Pas de panique : nous allons nous laisser glisser tout doucement.
— D’accord, répondit-il d’une voix tremblante. Aïeuuuu ! Aaah ! fit-il en vacillant.
— Allons, du calme ! Redresse-toi !
Je me plaçai sous son ventre et je battis fort des ailes pour faire monter de petits coussins d’air jusqu’à lui.
— C’est mieux. Voilà, bien !
Mieux que bien, en réalité. Theo naviguait superbement. C’était une des premières choses que j’avais remarquées chez lui. Au bout d’une minute, il annonça :
— Je vais tenter de manœuvrer un peu.
« Ah, il commence à se prendre au jeu ! » pensai-je tandis qu’il réalisait un splendide virage. À la fin de la séance, il paraissait content de lui.
— Je ne crois pas que tu aies besoin de poursuivre l’entraînement. Tu as un talent inné.
— Un talent inné pour quoi ? Pour tuer ?
— Non, mon garçon, pour voler.
— Techniquement parlant, tous les oiseaux ont un talent inné pour voler, Grank.
— Je constate que tu as toujours raison, petit ! dis-je en chuintant un peu, amusé. File, maintenant. Voici mon porte-charbons. Rapporte-moi un tas de pierres. Et que Glaucis t’accompagne.
— Merci, Grank. Merci pour tout. Vous savez quoi ?
— Non, mon garçon ?
— Vous avez un talent inné pour enseigner.
Cette phrase m’émut profondément. Je le suivis des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse dans une nappe de brume à l’horizon. Je n’étais pas tranquille. Je n’aimais pas la brume en général, et encore moins celle-ci. Qui savait ce qui se cachait sous ces jolis panaches de vapeur tourbillonnants, capables d’étouffer le monde sous un manteau blanc, épais et impénétrable ?